L’Afghanistan va-t-il devenir une base arrière du terrorisme mondial ?

5 septembre 2021

Temps de lecture : 7 minutes
Photo : Taliban fighters are seen on the back of a vehicle in Kabul, Afghanistan. Sputnik//SPUTNIK_15580053/2108161617/Credit:Stringer/SPUTNIK/SIPA/2108161618
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L’Afghanistan va-t-il devenir une base arrière du terrorisme mondial ?

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Le retour au pouvoir des talibans en Afghanistan va-t-il faire de ce pays un sanctuaire du terrorisme mondial ? L’étude des actes terroristes commis par Al-Qaïda, l’État islamique et les talibans permet de dégager un profil spatio-temporel qui démontre que les trois entités agissent dans des cadres différents.

Le 15 aout 2021, le régime otanien imposé à l’Afghanistan s’effondrait soudainement à la surprise (presque) générale. Parmi les conséquences de cet évènement géopolitique majeur, de nombreux commentaires plus ou moins informés ont porté sur l’avenir du « terrorisme » dans la région Afghanistan-Pakistan et ses répercussions possibles dans les pays dits occidentaux. En schématisant à peine on peut identifier deux aspects à la problématique confuse qui se dégage des discours dominants circulant dans la médiasphère généraliste.

Le premier concerne la possibilité pour l’Afghanistan, à nouveau sous l’emprise des  talibans, de devenir un sanctuaire à partir duquel des actions terroristes peuvent être préparées et dirigées, du fait des facilités que ce pays pourrait offrir en matière de recrutement et d’entrainement de combattants, ainsi que de planification de campagnes d’attentats.

La deuxième préoccupation se réfère la capacité et/ou volonté de diverses entités dites terroristes installées en Afghanistan d’exporter du terrorisme principalement en Europe et aux États-Unis.

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Une partie des réponses à ces craintes peuvent être obtenues à partir de l’analyse des conditions dans lesquelles des attaques antérieures ont été préparées et exécutées[1]. Et il se dégage de ces études de cas que, si parfois des contacts sont avérés, notamment avec al-Qaïda au Pakistan ou l’État islamique en Syrie, l’élément décisif de chaque complot est un groupe installé souvent depuis de longues années dans le pays ciblé. Il n’est, en effet, pas difficile de comprendre que la préparation d’un attentat en Europe se fait plus facilement (et surement) depuis Molenbeek ou Mantes-la-Jolie, plutôt que depuis Jalalabad. Même si cette évidence fragilise les discours politico-idéologiques qui visent à privilégier une origine exogène au terrorisme en Europe, tout en entretenant un aveuglement désastreux sur la consolidation des ancrages locaux du phénomène[2].

En complément de ces constats, on peut s’attacher à comprendre la logique opérationnelle des différentes entités susceptibles de recourir au terrorisme en commençant par se donner les moyens d’analyser la distribution spatio-temporelle de leurs actions[3]. Pour ce faire on s’intéressera ici à trois groupes qui recourent inégalement au terrorisme, mais qui sont impliquées, à divers titres, dans la situation géopolitique afghane. Il s’agit d’al-Qaïda, de l’État islamique et des talibans, dont on commencera par représenter chronologiquement les actes qu’ils ont revendiqués ou leur sont attribués. Ensuite des cartes permettront de compléter ce que l’on peut qualifier de profil de base de chaque entité.

Trois entités très différentes, contrairement à ce que l’on pouvait croire

La figure 1 inclut trois histogrammes des actes violents commis par les trois organisations, ce qui permet de distinguer des périodes différentes d’activité, obéissant à des contextes globaux ou locaux (pour les  talibans) variables.

Figure 1. Activité des trois entités dans le temps.

Sur la base de l’examen de ces graphiques, et à partir des connaissances disponibles dans la littérature spécialisée[4], il est possible de fonder les deux commentaires suivants.

Premièrement, en comparant les histogrammes des  talibans et de l’EI, outre une temporalité différente liée à l’insurrection afghane dans un cas, qui se déploie clairement à partir de 2012[5], et à l’impact de la proclamation du califat en 2014 par l’État islamique, on remarque un fait majeur. En effet, en distinguant les actes de guérilla (s’attaquant à des cibles militaires, policières et de contrôle étatique des territoires), des actions spécifiquement terroristes qui visent les populations civiles et des cibles d’intérêt économique et/ou publicitaire, on est en mesure de prouver que l’on a affaire à des entités de nature différente.

Car la part que prend le terrorisme dans le répertoire de l’action violente de ces deux entités nous offre une image frappante du contraste entre le profil d’un mouvement insurrectionnel qui recourt au terrorisme (talibans), et celui d’une organisation terroriste comme l’EI (avec des ambitions globales dans ce cas) qui s’assure une éphémère assise territoriale.

Deuxièmement, en observant le graphique concernant al-Qaïda on peut être surpris par la faible quantité des actes répertoriés, en comparaison avec les deux autres entités décrites dans la figure 1.

Ce décalage entre un nombre (relativement) réduit d’actions et une sur-représentation médiatique sans précédent tient évidemment au fait que les attaques réalisées par (ou attribuées à) al-Qaïda visent en partie des cibles liées aux États-Unis, dont les spectaculaires attentats du 11 septembre 2001 qui assurèrent à cette entité une notoriété mondiale instantanée. Le regain d’activité autour de 2012 est à attribuer surtout à l’activité de franchises locales d’al-Qaïda au Maghreb, en Afrique sub-saharienne, dans la Péninsule arabique (Yémen), et en Asie du Sud-est principalement. Mais même si ces groupes affiliés de manière plus ou moins formelle à al-Qaïda central parviennent à se greffer sur des insurrections actives, une impression de déclin se dégage de l’examen de ce graphique, hypothèse qui mériterait de faire l’objet de recherches particulières.

Ces profils temporels incluant une discrimination préliminaire de la nature des actes commis par chaque entité, doivent être complétés par l’analyse de la distribution spatiale de leurs cibles.

Des spatialités fortement contrastées

La figure 2 permet de visualiser de façon préliminaire, mais néanmoins extrêmement efficace, la « signature spatiale » de chaque entité.

Figure 2. Distribution spatiale des actes terroristes des trois entités (1992-2019)

Dans le cas des talibans, on voit immédiatement qu’il s’agit d’un groupe dont l’activité est strictement limitée à l’Afghanistan et, dans une moindre mesure, au Pakistan (les quelques cas hors-zone étant douteux, mais inclus ici car figurant dans la GTD). Cette information est capitale pour évaluer leur dangerosité éventuelle à l’échelle globale.

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L’interprétation de la distribution des actes des autres deux entités nécessite quelques précautions à ce stade de notre recherche. En effet, pour éviter une trop grande dispersion des points, seulement les localités ayant subi au moins 5 actions ont été retenues pour l’élaboration des cartes et des périmètres correspondants. Il en résulte une sensibilité moindre dans la captation des données que si l’on avait travaillé, par exemple, sur la localisation des victimes létales, thème que nous développerons ultérieurement.

Cela dit, on voit tout d’abord que la violence, notamment terroriste, des deux principales mouvances du jihadisme islamiste ne concerne pas du tout « le monde entier », comme une certaine propagande voudrait nous le faire croire. Dans les deux cas on a affaire à des aires plus ou moins étendues s’étendant au nord et au sud de ce qui correspond à un « arc de crise », dont les contours varient suivant les auteurs et les moments, mais généralement compris comme allant du Maroc à l’Ouest jusqu’au Pakistan à l’est, en passant par le sud de la Méditerranée et le Moyen-Orient[6]. Et également on constate une extension territoriale nettement plus grande de l’État islamique par rapport à al-Qaïda, ce qui viendrait renforcer l’impression qui se dégage des histogrammes examinés plus haut.

Conclusion : faut-il craindre les  talibans ?

Une analyse fondée sur des faits contrôlés à l’aide d’une méthodologie robuste permet de répondre plutôt par la négative à cette question. Les ambitions politiques et l’activité constatée des  talibans ne les portant pas à exporter leur idéologie ni leurs actions violentes, les risques terroristes liés, par exemple, à l’accueil de réfugiés afghans est minime en l’état. Ce qui n’empêche pas l’éventualité que parmi les hommes jeunes et aguerris qui ont mis plus d’entrain à rejoindre l’aéroport de Kaboul en août 2021 qu’à défendre leur pays dans les mois précédents, on puisse en trouver qui rallient des mouvances jihadistes déjà structurées en Europe.

Mais, répétons-le, la dangerosité des  talibans concerne essentiellement la population afghane, et en particulier les femmes de ce pays. Et, à cet égard, on ne manquera pas de souligner l’ironie contenue dans les discours de bon nombre de politiciens européens de (presque) tous les bords qui pleurnichent sur le sort des femmes afghanes, alors qu’ils n’hésitent pas à pactiser ici avec les mouvances islamistes les plus problématiques dans une stratégie de clientélisme électoral.

Pour ce qui est de la possibilité de voir s’installer en Afghanistan des « sanctuaires » terroristes, notons simplement que cette éventualité ne concerne qu’al-Qaïda (qui n’en a pas vraiment besoin, vu son installation solide dans les zones tribales pakistanaises) ; et pas du tout l’État islamique dont les combattants qui tombent entre les mains des  talibans ont une espérance de vie extrêmement brève.

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En revanche, nos données montrent que les entités qui disposent d’un projet jihadiste global, même si leurs actions ne sont pas (encore) mondiales, représentent une menace permanente, notamment en Europe (ce que montrent bien les cartes respectives). Mais ici encore, tous les cas d’attaques réussies, déjouées ou projetées montrent que l’articulation entre les centres d’inspiration ou de planification d’al-Qaïda et de l’EI et les acteurs locaux, confère à ces derniers le rôle décisif. La menace principale étant depuis longtemps située en Europe, où l’existence d’un terreau disponible en forte croissance démographique est la variable principale. Le rôle de la recherche scientifique consistant dans ce cas à faire passer ce constat du domaine de l’opinion à celui d’une hypothèse solidement étayée par des données vérifiables.

Notes

[1] On a traité de ces questions récemment dans : Daniel Dory, « L’analyse de l’acte terroriste : un chantier indispensable », Sécurité Globale, N° 26, 2021, 113-127.

[2] Voir, par exemple : Daniel Dory, « Jihadisme, radicalisation et terrorisme : à propos du cas français », Sécurité Globale, N° 24, 2020, 109-121.

[3] Les grandes lignes de la méthode mise en œuvre, ainsi qu’une succincte présentation de la Global Terrorism Database que nous utilisons dans cette phase de nos travaux, se trouvent dans : Hervé Théry ; Daniel Dory, « Espace-temps du terrorisme », Conflits, n° 33, 2021, p. 47-50.

[4] Il existe une masse énorme de publications sur al-Qaïda et l’EI, allant de l’excellent à l’exécrable. Pour un aperçu actualisé on peut consulter les chapitres 23 (Al-Qaeda par D. Holbrook, 267-277) et 27 « Islamic State » par F. Gaffney, 315-324) dans : Andrew Silke, (Ed.), Routledge Handbook of Terrorism and Counterterrorism, Routledge, London-New York, 2019. Pour les  taliban, beaucoup moins étudiés, on peut commencer par l’entrée « Taliban » dans : Gus Martin, (Ed.), The Sage Encyclopedia of Terrorism, 2d Ed., Sage, London, 2011, 571-575.

[5] Perceptible par la nette prépondérance des actes de guérilla dans un contexte de violence croissante. Nous avons traité brièvement cette question dans : Hervé Théry ; Daniel Dory, « Terrorisme et insurrection en Afghanistan : quelques données de base », 23 août 2021. https://www.revueconflits.com/terrorisme-afghanistan-talibans-etat-islamique/

[6] Pour une introduction utile à cette notion : Michel Foucher, « L’arc de crise, approche française des conflits », Bulletin de l’Association de Géographes Français, n° 1, 2012, p. 6-17.

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À propos de l’auteur
Hervé Théry et Daniel Dory

Hervé Théry et Daniel Dory

Hervé Théry est géographe, directeur de recherche émérite au CNRS-Creda et professeur à la Universidade de Sao Paulo. Membre du Comité Scientifique de Conflits. Daniel Dory. Chercheur et consultant en analyse géopolitique du terrorisme. A notamment été Maître de Conférences HDR à l’Université de La Rochelle et vice-ministre à l’aménagement du territoire du gouvernement bolivien. Membre du Comité Scientifique de Conflits.
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